Il y a ces livres qui sentent le neuf et l'encre à peine sèche.
Et il y a ces ouvrages tout baignés d'odeur plus acide de vieux papier rêche et gondolé par endroit. Ils ont traîné leur guêtres sur des rayonnages insoupçonnés, des bibliothèques particulières, des étals de bouquinistes poètes.
On ne sait au juste, mais on devine qu'au-delà du texte, l'histoire du volume mériterait d'être lue.
Cet ouvrage est de ces livres à histoire : un monument de la littérature américaine - Autant en emporte le vent, de Margaret Mitchell - traduit en français, dans une édition ancienne et une reliure étonnante.
L'occasion d'interroger la forme du livre, et de vérifier si, comme le fond, elle ne détient pas quelques histoires à nous confier.
Voici notre méthode pour tenter de déceler et, peut-être percer, tous les mystères d'un livre.
1. Etudier le bloc.
On appelle "bloc" l'ensemble des pages du livre. Il constitue un ensemble singulier, indépendant de la couverture et de la reliure.
A/ L'achevé d'imprimé situera immédiatement le contexte de la publication : il est d'usage d'identifier l'imprimeur et d'indiquer la date.
Il est fait mention ici de l'Imprimerie Moderne, route de Châtillon à Montrouge, pour un achevé d'imprimé au 2 mai 1940. Cet imprimeur est commun sur la première moitié du XXème siècle : c'est un fournisseur habituel des Editions Gallimard et Denoël. Saint Exupéry, Céline, Drieu La Rochelle, Aragon, sont tour à tour passés sous ces presses. La date est plus marquante : le travail s'achève en même temps que la drôle de guerre. Le 10 mai 1940 marque le début des hostilités de la campagne de France, et l'armistice sera signé le 22 juin 1940. Le livre se fabrique donc dans des circonstances tout à fait particulières, qui n'auront pas suffi à retarder la publication.
B/ Les dédicaces et écritures manuelles souvent en début d'ouvrage permettent d'en savoir plus sur le parcours du livre. Il n'est pas rare que les signatures et les dates se multiplient constituant un trumeau où se tisse l'histoire du livre.
Ici, les signatures au crayon à papier ont été effacées, de même que les prix successifs chez les bouquinistes. On ne saura rien, si ce n'est qu'il ne s'agit pas là du livre d'un seul propriétaire : il y a bien eu passage de relais qui aura permis à l'ouvrage de traverser l'Atlantique puisqu'il a été découvert dans la librairie indépendante Le Port de Tête à Montréal.
C/ La collection est un indice précieux pour identifier si l'ouvrage a une histoire complexe. En effet, on pourra comparer l'aspect général du livre aux canons de la collection.
C'est parce que le bloc appartient à la collection NRF que l'on peut détecter que la reliure et la couverture ne sont pas d'origine. Très clairement, on a retiré la couverture originale au célèbre liseré pour intégrer le bloc dans une reliure manuelle.
Couverture de l'édition de 1939, disparue dans notre volume.
2. Analyser l'ensemble couverture et reliure
Voici les différents éléments à observer :
- Les Matières : papier, toile, cuir, bois, métal...
- Le Dos : titrage, présence de nerfs (saillies), décorations
- Les Tranchefiles : ces broderies en haut et en bas de la reliure
L'analyse révèle assez rapidement une reliure travaillée mais simple dans ses matériaux. L'usure sur la tranche montre bien que la matière utilisée n'est pas le cuir espéré mais probablement un papier imitant le cuir (skivertex) dont on voit la trame élimée par endroit. L'artisan relieur a néanmoins travaillé avec attention, peaufinant un titrage à l'or sur le dos et apposant des tranchefiles dans le ton de la couverture.
3. Plonger dans les détails
Il convient enfin de débusquer des détails qui ajoutent au charme historique de l'ouvrage. Nous en avons détecté deux ici :
1. Le visa de la censure : publié en 1939 et diffusé ici en 1940, le roman n'échappe pas à la censure, et peut-être à l'auto-censure à la traduction comme le laisse entendre l'avant-propos ("Cet ouvrage dont l'édition américaine compte plus de mille pages..." soit plus de 150 pages que la traduction proposée). La mention "Censure - Visa n°65 - 25-10-39" rappelle le contexte politique de la publication. La IIIème République disposait en effet des outils réglementaires pour contrôler les publications, étêtant ce qui était considéré comme extrême ou amoral (voir ici). Si la traduction de Pierre-François Caillé est toujours proposée par Gallimard aujourd'hui, à voir si elle a été amendée depuis.
2. La signature du relieur : il est bon de rechercher si l'artisan relieur a signé son travail. Notre volume est bien discret sur ce point : un simple tampon "Reliure d'Art Française" vient confirmer le travail a posteriori, sur un volume de la NRF classique.
Il arrive que les relieurs cachent des indices à l'intérieur de la reliure, dans les couches internes. Ils seront alors découverts lors du prochain travail d'entretien et de sauvegarde du bloc.
Epilogue
Par cette démarche méthodique, nous avons donc un peu de l'histoire qui se cache au-delà du texte :
- Il était une fois un roman américain imprimé juste avant l'Occupation, passé au crible de la censure de la IIIème République.
- Un (seul ?) lecteur l'apprécie assez pour confier le volume à un relieur qui fait un travail équilibré entre subtilités (marquage à l'or du titre, tranchefiles) et économie de moyens (simili cuir).
- Relié en France, le volume aura fait le voyage entre Montrouge (à côté de Paris) où il fut imprimé et Montréal, lieu de sa dernière acquisition.
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